BONAPARTE À AUXONNE ou le Promeneur Solitaire Corse (11) - du 12 décembre 2017 (J+3282 après le vote négatif fondateur)

    Indéniablement, avec la spectaculaire victoire électorale des mouvements autonomiste et indépendantiste, l’actualité récente est corse. L’histoire étant un éternel recommencement, nos lecteurs nous pardonnerons peut-être l’anachronisme grossier de cette affirmation : les résultats des récentes élections corses auraient sans doute comblé le jeune Bonaparte de 1790.

        Ce jeune Bonaparte, dont l’âme corse, hérissée par la tyrannie française, inspirait ces lignes d’une lettre, envoyée d’Auxonne le 12 juin 1789, au Général Paoli : « Je naquis quand la patrie [la Corse] périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards » (Commandant Maurice BOIS, Napoléon Bonaparte  lieutenant d’artillerie à Auxonne, Paris, Flammarion, 1898, p. 59 et IUNG Th., Bonaparte et son temps, 4ème édition, Tome 1, Paris, Charpentier, 1889,  p. 195)

      Souvenez-vous chers lecteurs, le dernier épisode de notre feuilleton nous avait montré un Bonaparte mûri d’expériences politiques au cours de son long séjour en Corse où il avait rencontré Paoli à Orezza.

BONAPARTE À AUXONNE ou le Promeneur Solitaire Corse n° 10 - du 1er décembre 2017  

    La rédaction de ses Lettres sur la Corse était terminée et il en remportait, en s’embarquant pour la France, la copie faite par son cadet Lucien. Restait à la faire imprimer.

       Mais pour l’heure, c’était une autre lettre qui occupait ses pensées : la Lettre à Buttafoco.

      Cette lettre serait bientôt imprimée, ce qui ne fut pas le cas des Lettres sur la Corse dont nous reprendrons l’histoire dans le prochain et dernier épisode de notre série.

      À la différence des Lettres sur la Corse qui embrassent toute l’histoire de l’île, la Lettre à Buttafoco (N.D.L.R. : on écrit aujourd’hui Buttafuoco) était une lettre de circonstance, motivée par les récentes dissensions apparues au sein des élus représentant la Corse.

       Dans le concert de l’histoire épistolaire de la Corse, cette lettre résonne comme un lointain pendant aux quatre Lettres à M. Butta-Foco sur la législation de la Corse écrites par Jean-Jacques Rousseau dans les années 1764-1765, cinq ans avant la naissance de Bonaparte.

     La dernière de ces lettres de Rousseau se termine sur une invitation cordiale : « Je voudrais bien, monsieur, que nous puissions nous voir […] vous serait-il possible l’année prochaine, de vous ménager un passage par ce pays [N.D.L.R. : la Suisse] ? J’ai dans la tête que nous nous verrons avec plaisir, et que nous nous quitterions contents l’un et l’autre. Voyez, voilà l’hospitalité établie entre nous, venez user de votre droit. Je vous embrasse » (Œuvres de J.J. Rousseau, Paris, Lequien, 1821, Tome 5, p. 425). Cette invitation faisait suite à celle de Buttafuoco, offrant à Jean-Jacques un logement dans sa maison en Corse. Échange de politesses qui devait rester sans suite.

     Rien de tel dans  la Lettre à Buttafoco de Bonaparte, comme pourra en juger le lecteur !

    La lettre a été rédigée en Corse, le 23 janvier 1791,  juste avant l’embarquement pour la France.

     Dans le document auquel nous renvoyons, la lettre est datée, comme on peut le constater, du « 23 janvier l’an 2 ».

         F. Masson, dans sa publication de la lettre, donne « 23 janvier l’an II » (Frédéric Masson et Guido Biagi, Napoléon manuscrits inédits (1786-1791), Paris, Ollendorf, 1914,  p.459), il semble pourtant  se référer au même document que nous puisqu’il indique en note « Réimprimé sur l’imprimé de 1821 » (Op. cit.,  p.446).

      J. Tulard, quant à lui, donne « 23 janvier l’an II (de la liberté) »  (Écrits personnels de Napoléon Bonaparte (choix et présentation de Jean Tulard), Paris, Club Français du Livre, 1969, p. 212).

      Pas de confusion possible cependant, il s’agit bien  du 23 janvier 1791 et non de l’An II (de la République) du calendrier républicain qui devait être adopté le 5 octobre 1793.

       En usant de cette nouvelle datation, qui est déjà dans l’air sans avoir encore été fixée et officialisée, Bonaparte affirme clairement son adhésion aux valeurs révolutionnaires.

      Comme il le fait d’ailleurs en prenant à témoin dans sa lettre les principaux représentants de l’aile gauche de la Constituante :

       « O Lameth ! O Robespierre ! O Pétion ! O Volney ! O Mirabeau ! O Barnave ! O Bailly ! O Lafayette ! Voilà l’homme qui ose s’asseoir à côté de vous ! Tout dégouttant de sang de ses frères, souillé par des crimes de toute espèce, il se présente avec confiance sous une veste de général, inique récompense de ses forfaits ! » (Tulard, Op. cit., p. 212)

        Qui peut donc être le destinataire d’un tel brûlot ?

      Matteo Buttafuoco (1731-1806), partisan du rattachement de la Corse à la France en 1768,  quand, selon la lettre de Bonaparte à Paoli citée plus haut, « trente mille Français vomis sur nos côtes, noy[èrent] le trône de la liberté dans des flots de sang », est en 1789, député de la noblesse corse aux États-généraux.

        En dépit de leurs dissensions, Buttafuoco et Bonaparte partageaient l’expérience commune d’une enfance passée dans les écoles militaires royales du continent. En 1781, Buttafuoco avait été promu maréchal de camp des armées du Roi (équivalent actuel du grade de général de brigade, celui qu’avait de Gaulle), en couronnement d’une longue carrière militaire dans les régiments royaux corses. Il était chevalier de l’Ordre de Saint-Louis.

     Dans sa lettre véhémente, le petit lieutenant Bonaparte de 21 ans s’adressait donc à un « deux étoiles » de 60 ans !

       Quel était maintenant le motif de la lettre ?

       Ce n’était pas une lettre personnelle mais plutôt un réquisitoire au nom de la patrie corse. Les récentes insultes diffusées par l’« infâme Buttafuoco »  traitant Paoli, le Père de la Corse de « charlatan politique », constituaient certes la cause immédiate de la lettre, mais Bonaparte s’y improvisait surtout le héraut lyrique du camp autonomiste de Paoli contre celui aristocratique et clérical de Buttafuoco.

       En longues litanies, il égrenait la carrière de Buttafuoco, instrument intéressé de la puissance royale française et bras armé impitoyable de celle-ci. Il opposait ainsi crûment la cupidité du fourbe mercenaire à la solde des oppresseurs, aux mérites de l’exilé éloigné de son peuple.

    Il fustigeait ainsi le traître à la mère-patrie : « Eh quoi ! Fils de cette même patrie ne sentîtes-vous jamais rien pour elle ? Eh quoi ! votre cœur fut-il sans mouvement à la vue des rochers, des arbres, des maisons,  des sites, théâtres des jeux de votre enfance ? arrivé au monde, elle vous porta sur son sein, elle vous nourrit de ses fruits : arrivé à l’âge de raison, elle mit en vous son espoir ; elle vous honora de sa confiance […] Eh bien ! un peu d’or vous fit trahir sa confiance ; et bientôt, pour un peu d’or,  l’on vous vit, le fer parricide à la main, entre-déchirer ses entrailles »

      En un mot, il en faisait des tonnes.

      Il est vrai qu’en cette fin de 1790,  l’opinion corse était remontée contre Buttafuoco, on le brûlait en effigie, ce que Bonaparte rapporte ainsi dans sa lettre : « Ajaccio, Bastia et la plupart des cantons ont fait à son effigie ce qu’ils eussent voulu faire à sa personne » (Tulard, Op. cit., p. 212).

         Chuquet rapporte : « le factum [N.D.L.R. : la Lettre à Buttafoco] lu au club d’Ajaccio fut couvert d’applaudissements .La Société en vota l’impression comme utile au bien public » (CHUQUET Arthur, La jeunesse de Napoléon, tome 2, Paris A. Colin, 1898, p. 145). C’est à Dole que Bonaparte la fera imprimer comme nous le verrons plus tard.

         Paoli (cité par Chuquet), montra quant à lui plus de réserve écrivant sèchement à Bonaparte : « Ne vous donnez pas la peine de démentir les impostures de Buttafuoco.        […] Le nommer c’est lui faire plaisir. […]. Il écrit et parle pour faire croire qu’il est de quelque conséquence. Ses parents mêmes ont honte de lui. Laissez-le au mépris et à l’indifférence du public. » (CHUQUET Arthur, Op. cit., p. 145).

        Serait-il donc toujours vain de flétrir le fourbe et l’intrigant ? En attendant la suite, nous laisserons nos lecteurs tout à leurs réflexions sur cette pensée…

Bonaparte à Auxonne, PSC n°11 Polémique Sur la Corse

Bonaparte à Auxonne, PSC n°11 Polémique Sur la Corse

C.S. Rédacteur de Chantecler,

Auxonne, le 12 décembre 2017 (J+3282 après le vote négatif fondateur)

Publié dans Feuilleton 7

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